Entretien
Conférence Internationale du Travail 2025 : Défis et Opportunités pour les Travailleurs
« Nous espérons une Conférence d’engagements concrets et de décisions historiques. » Telle est la vision exprimée par Hedia Arfaoui, de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT), élue Vice-Présidente Travailleuse de la 113ᵉ session de la Conférence Internationale du Travail. Dans cet entretien, Mme Arfaoui partage les attentes des travailleurs à l’égard de ce rendez-vous majeur du monde du travail. Elle y aborde les défis pressants et les opportunités de progrès pour les droits des travailleurs à l’échelle mondiale.
10 juin 2025

ACTRAV INFO : Le Directeur général a souligné l’importance du dialogue social dans un contexte mondial tendu. Quelle est votre analyse en tant que représentante des travailleurs ?
Hedia Arfaoui: Le dialogue social n’est pas uniquement un mécanisme institutionnel : il est l’un des fondements de la démocratie et de la paix sociale. Dans un contexte où les valeurs démocratiques sont remises en cause dans plusieurs régions du monde, le dialogue social devient un levier essentiel pour rétablir la confiance, concilier les intérêts et garantir la justice.
En tant que représentante des travailleurs, je constate avec inquiétude que ce dialogue est affaibli ou vidé de son sens dans de nombreux pays. On assiste à des restrictions croissantes des libertés syndicales, à la criminalisation des mouvements sociaux et à l’exclusion des partenaires sociaux des processus de décision. Le risque est clair : sans dialogue structuré, les tensions sociales s’aggravent et la cohésion se délite.
C’est pourquoi nous devons réaffirmer collectivement que le dialogue social est une nécessité vitale, non négociable. Il doit être renforcé, institutionnalisé et respecté. Il est un outil de prévention des conflits, un vecteur d’inclusion, et un moyen de bâtir des politiques économiques et sociales plus justes, plus stables et plus durables.
ACTRAV INFO : L’économie numérique sera au cœur de la discussion au sein de la commission normative sur le travail décent dans l’économie des plateformes. Qu’attendez-vous de cette discussion ?
Nous attendons de cette discussion qu’elle aboutisse à l’adoption d’une norme ambitieuse qui consacre les droits fondamentaux des travailleurs des plateformes, notamment leur accès à une protection sociale complète, leur sécurité au travail, leur liberté syndicale, et leur droit à la négociation collective.
Aujourd’hui, des millions de travailleuses et de travailleurs de plateformes sont exclus des systèmes traditionnels de protection. Ils travaillent dans des conditions précaires, avec peu ou pas de sécurité, de stabilité ou de reconnaissance. Il est donc essentiel que cette norme consacre le principe d’égalité des droits pour tous les travailleurs, quel que soit le modèle économique.
La technologie ne doit pas être un prétexte pour fragiliser les acquis sociaux. Au contraire, elle doit s’accompagner de nouvelles garanties. Il est temps que l’OIT affirme clairement que tout travail mérite dignité, sécurité et protection.
ACTRAV INFO : Pourquoi la discussion générale sur la transition de l’économie informelle vers la formelle qui est aussi à l’ordre du jour de cette conférence, reste-t-elle si importante aujourd’hui ?
Parce que plus de 60 % de la main-d’œuvre mondiale – soit environ 2 milliards de personnes, selon les données de l’OIT – évoluent encore dans l’économie informelle. Cela signifie une immense majorité de travailleuses et travailleurs privés de droits, de protection sociale, de sécurité de l’emploi, et souvent même de reconnaissance.
Les femmes sont les plus touchées, notamment dans les secteurs comme l’économie du soin ou le travail domestique, où elles subissent une précarité structurelle aggravée.
Dix ans après l’adoption de la Recommandation 204, il est temps de passer de l’intention à l’action. Cette discussion générale représente une opportunité cruciale pour réaffirmer l’engagement de la communauté internationale à formaliser le travail, à renforcer les capacités des États, et à intégrer les travailleurs informels dans les systèmes de protection, de droits et de dialogue social. Cette transition est un levier essentiel pour construire des économies inclusives et résilientes.
ACTRAV INFO : Quelles sont vos attentes pour cette 113ᵉ session de la Conférence internationale du Travail ?
Nous attendons de cette 113ᵉ session qu’elle soit une conférence d’engagements concrets et de décisions historiques. D’abord, nous espérons une avancée normative majeure sur les deux thématiques centrales : le travail décent dans l’économie des plateformes et la transition de l’économie informelle vers l’économie formelle.
Nous saluons l’admission de la Palestine en tant qu’État observateur non-membre. C’est une reconnaissance importante qui, nous l’espérons, contribuera à ouvrir la voie vers la reconnaissance pleine et entière de l’État palestinien, et au respect de ses droits fondamentaux, y compris son droit à un travail digne et à la justice sociale.
Nous espérons également l’adoption du budget de l’OIT, condition indispensable à la poursuite de ses actions sur le terrain, notamment dans les pays les plus vulnérables.
Enfin, nous comptons sur cette session pour renouveler l’attachement des mandants au tripartisme, à l’indépendance des syndicats, et à une gouvernance fondée sur la participation, l’équité et la justice.
ACTRAV INFO : Quel message souhaitez-vous adresser aux participantes et participants de cette Conférence ?
Je voudrais adresser un message de responsabilité et d’espoir : cette Conférence ne doit pas être un simple rituel institutionnel, mais un espace de décisions courageuses au service des millions de travailleuses et travailleurs que nous représentons.
Chaque mot, chaque norme, chaque choix pris ici a un impact direct sur la vie des gens. Dans un contexte mondial marqué par les crises, les conflits et les reculs démocratiques, nous avons le devoir de défendre les principes fondateurs de l’OIT : la justice sociale, l’égalité, la dignité du travail, et la paix.
Je vous invite à faire entendre la voix des plus vulnérables, à faire primer les droits humains sur les logiques économiques, et à porter des engagements ambitieux. Ensemble, faisons en sorte que cette Conférence soit un tournant pour un avenir du travail plus juste, plus solidaire et plus humain.